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«Failing in Love»

Comment un professeur de français a secoué la scène musicale avec un programme d’intelligence artificielle

Autrefois, il était la terreur de tous les élèves qui confondaient subjonctif et subversif. Aujourd’hui, il est le rebelle le plus romantique de la scène musicale assistée par IA: Jeannot Scheer, professeur de français à la retraite du LTMA, poète dans l’âme, et désormais – grâce à Suno-AI – chanteur sans voix.

▲ Jeannot Scheer entre poésie, musique et voix algorithmique.
▲ Jeannot Scheer entre poésie, musique et voix algorithmique.

Alors que le gouvernement célébrait fièrement la musique générée par IA pour la fête nationale en 2017, Jeannot est aujourd’hui critiqué pour avoir mis ses poèmes en musique non pas avec une guitare, mais avec un algorithme.

Luxembourg Jungle a eu la chance de l’interviewer – non pas dans un studio, mais dans un café numérique, avec des questions qui ne cachent pas une certaine ironie.


Luxembourg Jungle: Jeannot, as-tu déjà demandé à Suno-AI si elle comprenait vraiment tes poèmes ou chante-t-elle simplement tout ce que tu lui donnes, tant que c’est en rythme?

Jeannot Scheer: Tout d’abord, avec Suno j’ai toujours pensé à un homme. Toi, tu le vois en femme? Intéressant … et insignifiant. Comme c’est une machine, il ou elle ne «comprend» sûrement pas mes poèmes, comme un élève comprendrait - ou non - mes explications grammaticales. Mais grâce à son intelligence phénoménale, qu’elle soit digitale ou non, je ne le remarque pas et surtout je ne pose me pas cette question.  De toute façon Suno chante tout ce que tu lui soumets et si tu ne fais pas attention, il chanterait également les numéros précédant les strophes d’un poème. Il me rappelle un certain Hubert H., qui après des réunions assommantes à Wiltz dans les années 80, nous relaxait en chantant, accompagné de sa guitare, le texte des faits divers du Tageblatt.

Luxembourg Jungle: Qu’est-ce que ça fait, quand une machine met tes poèmes en musique mieux que tu n’aurais jamais pu l’imaginer – sans partitions, sans musiciens, et sans talent musical?

Jeannot Scheer: Aux premiers contacts avec Suno j’étais méfiant et sceptique et m’attendais à des résultats décevants, médiocres où l’on reconnaîtrait tout de suite un produit artificiel, creux, sans âme ni volume ni vibration. Je ne comprends toujours rien au fonctionnement de Suno, mais les partitions, les notes, les voix, les instruments, … Suno les a quelque part dans sa mémoire et sa créativité gargantuesques. Suno me complète, et je m’émerveille et je n’en reviens pas. Et même si Suno ne suit pas toujours à la lettre les instructions musicales détaillées que je lui donne, le résultat n’est jamais mauvais, médiocre ou sans âme et robotique. C’est plutôt moi que devrai apprendre à préciser la formulation de mes instructions et à les enrichir de détails pour avoir la chanson que je sens, mais que je suis incapable d’écrire et interpréter moi-même.

Luxembourg Jungle: Tu dis que l’IA n’a pas d’âme. Mais honnêtement: a-t-elle au moins le sens du rythme?

Jeannot Scheer: Tous les critiques de l’IA lui reprochent de ne pas avoir d’âme. Trump aussi n’a pas d’âme … et est à des années-lumière de l’intelligence - artificielle et autre. Et de toute façon je me moque de ce concept de la foi chrétienne. Suno est une machine, mais il est programmé par des humains, nourri de savoir humain et apprend à partir d’œuvres humaines.  Ce qui sort de ses algorithmes est en fin de compte un produit humain perfectionné et/ou synthétisé. 

Luxembourg Jungle: Ton album s’intitule «Failing in Love». Était-ce une décision artistique assumée – ou simplement le résultat d’une tentative ratée d’écrire «Feeling in Love» correctement ?

Jeannot Scheer: Là, Hubert, il y a confusion de jeux de mots. «Failing in Love» ne joue pas sur «Feeling in Love», mais sur «Falling in Love». Dans mes textes, je parle de ce qui arrive à un home qui est «tombé amoureux» et qui finalement a contribué à ruiner cet amour - de «falling in love» il est passé à «failing in love».


▲ Failing in Love – l’album de Jeannot Scheer, chanté sans voix. Cliquez pour entendre ce que l’algorithme a compris.
▲ Failing in Love – l’album de Jeannot Scheer, chanté sans voix. Cliquez pour entendre ce que l’algorithme a compris.

Luxembourg Jungle: Quelle a été la critique la plus dure que tu aies reçue? Et en as-tu déjà fait une ballade ou peut-être un bonus track intitulé «Chanson pour les râleurs»?

Jeannot Scheer: La critique la plus dure est celle qui n’a jamais été clairement formulée. Les critiques ne m’accusent pas directement. Mais ils sous-entendent que ce que je fais est «préoccupant, discutable, inquiétant», que l’utilisation de l’IA signifie la fin de la créativité humaine en général… et que moi, je contribuerais donc personnellement au déclin de l’empire humain. 

En faire donc une ballade des râleurs? Non, vu que pour le moment les encouragements, et félicitations pour mon projet l’emportent largement sur les critiques et réserves.

Luxembourg Jungle: Si tu pouvais interpréter tes chansons en live, ferais-tu confiance à un vrai chanteur avec le trac ou plutôt à Suno-AI, qui ne chante jamais faux, ne transpire pas, et livre tout en playback?

Jeannot Scheer: Il y a 30 années, mon rêve a été de présenter mes textes mis en musique, live, devant un public avec un chanteur et des musiciens en chair en on os. Or ce rêve n’a jamais pu se réaliser. Si j’avais pu le réaliser, j’aurais été heureux de m’entourer de personnes suantes, puantes et imparfaites. Mais cela ne veut pas dire que Suno soit parfait. Suno sait tout simplement compléter ce qui me manque, faute d’acteurs humains … et de don musical. 

Luxembourg Jungle: Tu es maintenant à la retraite et tu travailles avec une IA. Est-ce de la sagesse ou simplement une tentative charmante de te familiariser avec la technologie moderne avant qu’elle ne te classe comme «non compatible» ?

Jeannot Scheer: La retraite me permet de … perdre du temps. Depuis exactement 3 mois, je m’amuse avec les compétences de Suno. Sa technologie me fascine, je l’avoue sans mauvaise conscience. Et Suno ne me fait jamais de remarques déplacées et ne pose pas de drôles de questions, comme toi, Hubert …

▲ Jeannot Scheer dans les années 1990, lorsqu’il écrivait les poèmes de son album virtuel, sorti en 2025 et désormais mis en musique grâce à l’intelligence artificielle. Les chansons peuvent être écoutées via ce lien.


Luxembourg Jungle: Si tu sortais tes chansons sur cassette ou vinyle, révéleraient-elles des messages secrets lorsqu’on les joue à l’envers ou simplement la voix de Suno-AI qui se moque de la technologie analogique?

Jeannot Scheer: A propos drôle de question! Mes poèmes, qu’ils soient sur vinyle, cassette ou USB … portent toujours des messages secrets pour ceux qui savent décortiquer les figures de style et jeux de mots. Je n’ai pas besoin de Suno pour cacher des choses et Suno est trop «humain» pour s’attaquer aux technologies de ses «parents»…

Luxembourg Jungle: Le gouvernement célèbre la musique générée par IA, mais toi, tu es critiqué. Est-ce la preuve qu’il faut d’abord devenir ministre pour avoir le droit de faire de la musique avec des machines?

Jeannot Scheer: Si un ministre célèbre l’utilisation de l’IA, il ne fait rien d’autre que ce que font des milliers, voire des millions d’autres gens. Même les critiques de l’IA utilisent, sciemment ou inconsciemment, en secret ou ouvertement les ressources formidables de l’IA. Et on serait idiot de renoncer volontairement aux ressources d’un outil qui vous rend rapidement plus intelligent ou de refuser exprès de sortir du carcan de ses propres limites.

Luxembourg Jungle: Que dirais-tu à ceux qui prétendent que tes chansons générées par IA sont le début de la fin de l’humanité – ou du moins de la chanson?

Jeannot Scheer: Je ne parlerais sûrement pas de fin ou de début de la fin de l’humanité. Peut-être qu’avec le progrès de l’IA certains emplois vont disparaître, mais de nouvelles professions naîtront. Qu’on se rappelle les cris de Cassandre à l’arrivée des ordinateurs! Oui, l’ère digitale a bien transformé le monde. Pour le meilleur et aussi pour le pire. C’est là que joue le facteur humain ! L’homme se donne périodiquement de nouveaux outils capables de faire progresser sa qualité de vie … ou de l’anéantir! Il faut rester vigilants, prévoir le prochain monde possible, s’y préparer, mais ne pas rester paralysés, figés et refuser de change.

Luxembourg Jungle: David Guetta affirme que l’avenir de la musique appartient à l’IA. Grimes et Timbaland l’utilisent déjà. Même Paul McCartney y a recours pour isoler la voix de John Lennon.(*) Vois-tu ton album comme faisant partie de ce mouvement?

Jeannot Scheer: Hubert, trop d’éloges dans cette question! Je ne me comparerais jamais à ces célébrités du monde musical, et sûrement je ne fais pas partie d’un quelconque mouvement. Je réalise un rêve, c’est tout. Et je le réalise aujourd’hui en 2025, parce que 30 années plus tôt, ce fut impossible. Maintenant ce qui me manquait est disponible et faisable. 

Si tu veux me coller une étiquette, j’accepterais celle de scribe à courte haleine. Je n’ai pas l’imagination-fleuve, je suis capable de poèmes courts, et là encore je préfère l’aphorisme, c.à.d. le vers ultracourt, souvent centré sur un jeu de mot qui peut, mais ne doit pas mener à un poème de longueur modeste.

Pour te faire plaisir, Hubert, je terminerai avec la citation d’un de tes livres préférés, l’Évangile selon Saint Jean(not). Mais là je dois recourir à la traduction allemande, sinon mon mot de la fin ne fonctionne pas. Si tu veux me comprendre, Hubert, rappelle-toi ce que l’apôtre écrit au début de son évangile: «Am Anfang war das Wort». 

Et chez moi ce «Wort» n’est souvent qu’un «Wortspiel».  


(*) Chansons co-écrites par des machines : les artistes qui font confiance à l’intelligence artificielle.

🟢 https://jackrighteous.com/blogs/mont-real/25-top-artists-who-embrace-ai-in-music-redefining-creativity

🟢 https://happymag.tv/musicians-producers-using-ai/


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